dimanche 7 novembre 2010

Découverte de la douleur chez l'enfant

Source : http://claudeguillon.internetdown.org/article.php3?id_article=139

La Douleur chez l’enfant : sa découverte

lundi 20 février 2006.
« La douleur de l’enfant nous confronte à l’essence même de ce qu’est la douleur et de ce qu’est la médecine, tristement imparfaite, et reflet d’une société. »
Dr Annie Gauvain-Piquard, « La violence de la douleur chez l’enfant », IIe Journée La douleur chez l’enfant, quelles réponses ?, UNESCO, 15 décembre 1992.
Dans l’analyse d’un système oppressif, et de l’idéologie qui le fonde, il est logique de se préoccuper d’abord des plus faibles [1], non seulement par souci de justice, mais parce que le sort qu’on leur réserve concentre et révèle toutes les hypocrisies, tous les silences et les manquements, dont se rend coupable ce système envers les êtres humains qui le subissent. C’est particulièrement vrai en matière de santé publique et de soins médicaux, pour l’enfant, et même - avant le premier cri - pour le fœtus.
Des articles de la presse médicale internationale dont je vais donner des extraits, il arrive que certains soient mentionnés, à la fois comme symptômes et comme déclencheurs d’une prise de conscience du corps médical, mais sans que leur contenu soit développé. Or nous n’en sommes qu’au tout début d’une nouvelle période, dont rien, hélas, ne permet de dire qu’elle verra la douleur des enfants, et particulièrement des tout-petits, partout reconnue. Aussi est-il pour le moins prématuré de négliger les éléments d’histoire d’une rupture avec l’obscurantisme pseudo-scientifique.

Les grands maux des tout-petits

En 1985, paraît un article, qui se révélera fondateur, et dont le titre - fort long, à la manière habituelle des revues médicales - n’a rien de particulièrement accrocheur : « Effets sur le métabolisme et le système endocrinien de la ligature chirurgicale d’une artère chez le prématuré humain : y a-t-il des conséquences sur une amélioration supplémentaire de l’issue postopératoire [2] ? ». Les auteurs y analysent quarante compte rendus d’opérations publiés. Des données disponibles, il appert que 77% des nouveau-nés ayant subi la ligature d’une artère ont reçu un produit inhibant la réaction musculaire sans effet anesthésique, soit seul, soit associé par intermittence à des doses d’oxyde nitreux, un gaz légèrement analgésique. On en déduira facilement qu’un pourcentage largement supérieur à 23% des bébés ont été opérés sans aucune anesthésie. Sauf expériences de vivisection dans un système totalitaire, de telles pratiques sont inimaginables dans le traitement de patients adultes ou adolescents. Les auteurs de l’étude concluent sobrement qu’elles peuvent avoir découlé de la croyance traditionnelle selon laquelle les prématurés ne sont pas capables de ressentir la douleur et qu’ils peuvent réagir défavorablement à tout agent anesthésique.
En 1985, donc. Hier. A dire vrai, quelques auteurs ont commencé, dans la deuxième moitié des années 70, à publier des résultats d’observations qui vont toutes dans le même sens : l’enfant souffre, on peut le vérifier et mesurer sa souffrance. Néanmoins, l’article précité passe à peu près inaperçu.
L’un des auteurs, l’anglais K.J.S. Anand, récidive en 1987, et s’affirme comme un des champions de l’anesthésie pédiatrique. Sa thèse, patiemment réaffirmée au fil des publications, est que l’anesthésie s’impose non seulement pour des raisons « humanitaires » ou philosophiques, mais pour des motifs techniques, qui tiennent à l’amélioration du pronostic [3] des soins. Autrement dit, Anand se place sur le terrain de l’observation scientifique, dans le but évident de couper l’herbe sous le pied de ses contradicteurs, prompts à soupçonner de sensiblerie quiconque se préoccupe de ce que ressent un enfant.
On assiste alors au déclenchement d’un étrange processus, aujourd’hui loin d’être achevé, qui voit une minorité de praticiens tenter de prouver scientifiquement l’évidence que le plus grand nombre de leurs collègues ignorent, naïvement ou délibérément : les enfants, y compris les prématurés, et donc aussi les fœtus, souffrent « comme » tous les êtres humains. Personne ne peut dire s’ils souffrent moins, davantage ou autant que les adultes, mais ils connaissent la souffrance, et se rattachent ainsi pleinement à l’espèce humaine. J’aborderai plus loin les effets secondaires de cette « découverte », notamment en matière de droit à l’avortement.
Anand et ses collègues procèdent à de nouvelles observations et recensent celles qui sont déjà disponibles, sur la circoncision par exemple :
« Les altérations du comportement et du sommeil ont été principalement étudiées chez des nouveau-nés qui venaient de subir une circoncision sans anesthésie. [...] 90% des nouveau-nés ont montré des changements de comportement pendant plus de 22 heures après l’opération. Il a été par conséquent suggéré que de telles procédures douloureuses peuvent avoir des conséquences ultérieures sur le développement neurologique et psychosocial des nouveau-nés. Une étude menée dans des conditions similaires montra l’absence de réactions équivalentes chez les nouveau-nés circoncis sous anesthésie locale. [...] L’administration d’un anesthésique local à des nouveau-nés subissant une circoncision prévient les changements du rythme cardiaque et de la pression sanguine [4]. »
On peut noter ici ce qui est un leitmotiv des praticiens « progressistes » : on prouve, donc on sait, mais rien ne change.
La litanie des indices continue. L’une des méthodes d’enquête consiste à mesurer chez le tout petit les mêmes indicateurs de stress que chez l’adulte. On songe au récit d’un voyage d’exploration, rédigé par un humaniste, soucieux d’établir que les « Nègres » ou les « Peaux-rouges » éprouvent bien des sentiments et des sensations comparables à ceux de l’homme blanc...
Ainsi, « lors d’une intubation trachéale, pratiquée sur des prématurés, l’élévation de la pression intracrânienne constatée chez les patients non-anesthésiés est absente sous anesthésie [5]. »
Ailleurs, une étude comparative [6] porte sur deux groupes de 8 prématurés, dont l’un reçoit, à l’occasion d’une opération de chirurgie veineuse, une anesthésie « conventionnelle » (oxyde nitreux et curare) et l’autre, en plus, du Fentanyl, un puissant anesthésique morphinique. Les effets préventifs de l’anesthésie sur le stress sont patents, et du même coup, l’existence « en creux » de la douleur est établie.
Lors d’un congrès médical international, en 1987, une équipe universitaire présente une communication sur une étude similaire, portant sur l’analgésie postopératoire. Bien que le réveil des bébés ayant reçu du Fentanyl ait été beaucoup plus calme, l’équipe juge mal établies la nécessité et la fiabilité de la technique, qu’elle déclare ne pas envisager d’appliquer, du fait de la trop grande surveillance qui doit l’entourer [7]...
L’équipe d’Anand ne recule pas devant la tâche ingrate d’enfoncer des portes ouvertes. Les nouveau-nés, notent les chercheurs, ont des réserves physiques limitées de graisse, de protéines, et d’hydrate de carbone et doivent supporter le coût métabolique d’une croissance rapide et d’une maturation des organes. Ils sont donc particulièrement mal armés pour résister à des opérations difficiles, surtout si - du fait d’une absence d’anesthésie - elles produisent du stress. « Au regard de leur immaturité métabolique et physiologique, il n’est pas étonnant que la morbidité et la mortalité postopératoire soient élevées chez les nouveau-nés [8]. » Autrement dit, avec moins de précautions, et en langage profane : un certain nombre de nouveau-nés meurent de douleur, et probablement aussi d’horreur.
Menée avec d’excellentes intentions, cette étude est en outre effectuée avec l’assentiment du Comité central d’éthique de la recherche d’Oxford, et les autorisations des parents. Ce qui n’atténue en rien le paradoxe qui veut que des chercheurs, qui savent ce qu’ils vont « trouver », sollicitent l’accord de parents, dont la moitié vont autoriser les médecins à faire souffrir leurs enfants ! Il est probablement vrai, mais c’est une maigre consolation, que sans cette expérience aucun enfant n’aurait reçu d’anesthésique puissant...
La question éthique se pose encore dans l’étude comparative suivante, publiée en 1992, et qui porte sur deux groupes de quinze nouveau-nés, dont l’un reçoit de hautes doses de Sufentanil au moment d’une opération cardiaque, et des opiacés durant 24 heures après l’intervention, tandis que l’autre reçoit une anesthésie plus légère, quoique conséquente. Les réponses au stress étant significativement atténuées dans le premier groupe, les auteurs concluent que l’anesthésie profonde, continuée après l’opération, peut réduire la vulnérabilité et la mortalité des nouveau-nés [9].
Dès 1987, Anand, Hickey et Phil estimaient à propos de l’emploi des anesthésiques majeurs que « les considérations d’humanité devraient s’appliquer avec autant de détermination aux soins des nouveau-nés et des enfants qui ne peuvent encore s’exprimer par la parole, qu’aux enfants plus âgés et aux adultes qui subissent une douleur et un stress équivalents [10]. »
Les trois chercheurs faisaient également allusion à d’autres travaux (de Janov et Holden), selon lesquels les maladies neurologiques ou psychosomatiques des adultes pourraient avoir leur origine dans la mémorisation de douleurs éprouvées pendant l’enfance ou même pendant la prime enfance. Alors dédaignées par une majorité de scientifiques, ces hypothèses paraissent pourtant concilier au mieux la confirmation des effets immédiats désastreux de la douleur (jusqu’à la mort) et les acquis de la psychanalyse sur l’importance des traumatismes infantiles. Nous allons voir bientôt qu’elles commenceront de s’imposer au début des années 90. Il est probable que les résistances qu’elles rencontrent encore diminueront au fur et à mesure que se banalisera, si tant est que cela se produise, une attitude humaine et responsable vis à vis de la douleur chez le nouveau-né.
Il ne faut pas croire que, même du strict point de vue de la circulation de l’information à l’intérieur de la communauté scientifique, les données disponibles soient aujourd’hui généralement connues, quitte à être discutées ou réfutées.
Dans un ouvrage de 1992, trois universitaires abordent les systèmes sensoriels du fœtus. Sur les 22 pages de leur article, 8 lignes concernent la douleur [11] ! Il est question de « réponses réflexes observées lors de piqûres accidentelles à l’occasion de prélèvement de liquide amniotique », et d’un stress plus important chez les enfants nés en siège ou extraits par ventouse. Mais pour l’essentiel, croient pouvoir avancer les auteurs, « on ne possède que peu d’informations sur la nociception [12] fœtale ». Au moins parlent-ils pour eux : une seule des références, qui occupent pas moins de 6 pages à la suite de leur texte, traite de la douleur. Le travail d’Anand leur est inconnu.
En 1994, c’est à dire à peu près dix ans après les premiers travaux publiés, paraissent deux études, dont la première [13], qui concerne les enfants, fait l’inventaire des « arguments » scientifiques hostiles au traitement de la douleur.
« L’une des raisons possibles de cette tendance est l’idée erronée selon laquelle il existe un niveau de douleur “correct”. [...] Malgré les études qui montrent la nature individuelle de l’expérience de la douleur par les enfants, beaucoup de soignants continuent à ignorer l’individu-enfant et à appliquer un traitement fondé sur l’idée d’un enfant “standard”. »
Par ailleurs, le risque de dépression respiratoire induite par des narcotiques, argument souvent mis en avant, est de 0,09 % chez l’adulte. Chez l’enfant, il se situe entre 0 et 1,3 %, et il n’existe pas de données qui confirme l’hypothèse que les enfants soient davantage susceptibles de dépression respiratoire que les adultes. On ne connaît pas non plus de facteurs, physiologiques ou psychologiques, propres aux enfants, qui les rendraient plus vulnérables que les adultes à la dépendance vis à vis une drogue.
Les auteurs soulignent que les parents, et les jeunes patients, peuvent être informés du risque potentiel, faible de toute manière, associé à l’administration d’opiacés, aussi bien que des avantages d’un contrôle adéquat de la douleur par rapport à une douleur incontrôlée. Cette précaution devrait lever certaines réticences des soignants.
Le même article cite des études récentes, qui ont conclu que la douleur et la détresse, comme celles associées à la circoncision [14], par exemple, peuvent perdurer dans la mémoire, se traduisant par des troubles divers (sommeil, l’alimentation, etc.). Des données, encore à confirmer, suggèrent même que les expériences précoces de la douleur peuvent produire une réorganisation structurelle et fonctionnelle des chemins neuronaux de la douleur, et peuvent affecter les expériences futures de la douleur.
En résumé, les auteurs concluent que toute décision de différer le traitement de la douleur doit se fonder sur une comparaison des risques et des bénéfices, et sur des données empiriques, en écartant les spéculations et les préjugés. Ils insistent sur le fait que les directives officielles ne modifient pas forcément les comportements des médecins, et appellent de leurs vœux à la fois la mise en place d’équipes pluridisciplinaires, et une pression des parents.
Se résigner à l’impossibilité de procurer un contrôle adéquat de la douleur, ajoutent-ils, reviendrait à accepter une pratique pédiatrique, et médicale en général, rétrograde et sans éthique.
Nous allons voir que l’éthique, selon l’idée que l’on s’en fait, risque aussi d’apparaître comme obstacle inattendu d’un changement des pratiques et des mentalités.

Ce texte est extrait de mon livre À la vie à la mort. Maîtrise de la douleur et droit à la mort, éd. Noêsis/Agnès Viénot, 1997.

Contact : claude.guillon(at)internetdown.org

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