Partage de lait maternel de mère à mère: alors, le problème, où est-il vraiment ?
James Akré, qui a publié aux Éditions du Hêtre Le Problème avec l’allaitement, nous propose ici sa réaction au développement aussi rapide qu’incontrôlable du réseau mondial de partage de lait maternel de mère à mère via l’Internet. Nous sommes heureux de nous faire le relais de cette réflexion.
En mai l’année dernière, j’ai eu le privilège de prononcer la présentation inaugurale de GOLD10, intitulée : Quel est le problème avec l’allaitement ? Je l’ai conclue par dix propositions d’action immédiate, par exemple la nécessité de cesser de faire référence à l’allaitement comme à la « meilleure alimentation » pour le définir plutôt comme « l’alimentation normale », ou encore de cesser de parler des « bénéfices de l’allaitement » pour se focaliser à la place sur les « risques du non-allaitement ».
Mon avant-dernière proposition était double : évaluer « la quantité et la valeur du lait maternel produit et consommé à travers le monde » et faire en sorte que « les lactariums deviennent partout une composante de routine des infrastructures de santé ».
Le modèle que j’avais à l’esprit était celui de la banque du sang classique. Depuis un peu plus d’un siècle que les banques du sang existent, elles sont devenues aussi ordinaires qu’indispensables.
Je ne sais pas comment vous voyez les choses mais, d’un point de vue tant pratique qu’historique, le phénomène qui a commencé à apparaître il y a six mois seulement – le partage de lait maternel de mère à mère, via l’Internet, sans visée commerciale – me frappe par sa similitude avec la chute du Mur de Berlin en 1989 ou le Printemps arabe de 2011.
Si vous trouvez que je donne dans le mélodrame, considérez les conséquences totalement imprévues de l’acte isolé d’une mère qui, en octobre 2010, a cherché en ligne du lait maternel pour son enfant. Et voyez où nous en sommes, six mois plus tard : face à un vaste système de partage du lait en constante extension, déjà présent dans 50 pays à travers le monde.
En dépit de sa popularité – ou plutôt en raison de sa popularité –, cette variante contemporaine d’une pratique aussi vieille que notre espèce est devenue l’objet de critiques sévères et d’avertissements affligeants de la part des autorités de santé publique, notamment de Santé Canada, de la Food and Drug Administration (FDA) américaine et de l’Afssaps française. Que se passe-t-il ici ? Voici comment je décrirais l’état de la situation.
D’un côté, les rapports des médias suggèrent une convergence de femmes bien informées et extrêmement motivées qui étendent leur contrôle sur la disponibilité et l’utilisation du lait maternel. Les personnes en charge de bébés qui ont besoin de lait maternel se mettent en relation avec des mères qui sont en mesure de faire des dons par l’intermédiaire de deux réseaux organisés sur Facebook : Eats On Feets (« Bouffe sur pattes ») et Human Milk 4 Human Babies (HM4HB : « Du lait humain pour les bébés humains »).
Ces réseaux proposent une plateforme qui permet aux femmes de partager leur lait de façon éthique et sûre. L’ensemble repose sur la conviction qu’elles sont capables de choix éclairés et libres de toute coercition, qu’elles prennent en compte l’information sur les risques et les bénéfices et réduisent l’exposition aux pathogènes, y compris par la pasteurisation. Le principe fondamental qui gouverne le système est que chaque personne impliquée prend l’entière responsabilité de ses actes individuels et de leurs conséquences.
D’un autre côté, la position formelle brandie par certaines autorités de santé publique et professionnels de santé tient en deux mots : « Refusez net ! » Pourquoi ce point de vue dogmatique ?
Eh bien, pour commencer, c’est la manière la plus simple de réduire à zéro les risques sanitaires inhérents au partage de lait maternel. Mais cette approche omet de prendre en compte les risques inhérents pour un enfant au fait de ne pas recevoir de lait maternel, risques qui semblent avoir été totalement perdus de vue dans l’affaire. C’est en fait une question de risque relatif, et de façon de le gérer et de minimiser les dégâts potentiels.
Malgré la masse de preuves scientifiques et épidémiologiques de sa valeur, dans de bien trop nombreux environnements, on continue de sous-estimer gravement le lait maternel et l’allaitement maternel, de même qu’on exagère grandement les mérites nutritionnels et la sûreté supposée du lait industriel. Dans ces circonstances, ce dernier est perçu comme la solution de rechange « évidente » au lait maternel. Mais quand on observe l’expansion rapide, culturellement et géographiquement diverse du partage de lait maternel, on voit clairement qu’un nombre croissant de mères contestent radicalement ce statu quo non physiologique.
Faisant la preuve de leur conscience aiguë de la façon dont leurs bébés devraient être nourris, ces mères expriment aussi avec éloquence les recommandations de l’Organisation mondiale de la Santé sur l’alimentation des nourrissons et des jeunes enfants, avec sa hiérarchie nutritionnelle explicite, en place depuis 1986 : le lait au sein la mère, le lait exprimé de sa propre mère, le lait d’une autre mère en bonne santé, le lait maternel venu d’un lactarium et, pour finir, le lait industriel. Ceci n’est que l’une des raisons pour lesquelles je définis toujours le lait industriel non comme la meilleure, mais comme la moins mauvaise des solutions de rechange au lait de la mère.
Il n’est guère surprenant que certains dans l’establishment sanitaire et médical considèrent ce modèle de réseau de partage du lait par Internet interposé comme un défi, voire une menace. Il contient en effet les ingrédients nécessaires pour cela : c’est un système qui fonctionne en dehors de son influence, qui ne peut être régulé, et où les mères seules exercent le contrôle. Mais plutôt que de résister et de le rejeter d’entrée, l’approche constructive consisterait à s’impliquer pour le rendre le plus sûr possible.
Avant de conclure, j’aimerais revenir brièvement à ce que j’ai dit durant la conférence GOLD10 et un peu plus haut, sur la question de faire en sorte que « les lactariums deviennent partout une composante de routine des infrastructures de santé ». À la lumière du modèle de partage de lait maternel de mère à mère décrit plus haut, je veux vous assurer que je ne suis pas moins enthousiaste à ce sujet que je l’étais il y a un an. Je pense en fait que la raison de cette nécessité n’en apparaît que plus clairement à mes yeux aujourd’hui.
Il faut être au mieux naïf et mal informé, et au pire intellectuellement malhonnête et coupable, pour décourager le partage de lait de mère à mère tout en enjoignant aux mères de s’en tenir aux lactariums officiels, qui suivent un protocole complexe conçu pour protéger les bébés. La réalité contredit cette injonction dédaigneuse. Selon les rapports, dans les bons jours, les lactariums parviennent à grand peine à satisfaire la moitié de la demande effective. Ainsi, ils réservent judicieusement le lait disponible aux bébés les plus vulnérables, en particulier les très malades et les prématurés. Mais à 3 à 5 US$ l’once (environ 30 ml), même si davantage de lait était disponible, peu de parents pourraient s’offrir un tel luxe.
Certains observateurs semblent craindre que le réseau de partage de lait de mère à mère menace les rares lactariums existants, déjà sous-approvisionnés. Je ne suis pas en mesure de le prouver, mais j’incline à penser que le partage direct de lait maternel de mère à mère pourrait bien donner un coup de fouet aux lactariums en développant la conscience de l’importance et de la disponibilité du lait de femmes, persuadant davantage de mères de donner, et accroissant par là même ale nombre de lactariums et la quantité de lait disponible.
Ainsi, le partage du lait maternel de mère à mère est à mes yeux complémentaire des lactariums, qu’il ne concurrence pas. Soyons résolus à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour faire en sorte que cela soit toujours le cas.
James Akré, Genève, mai 2011.
Traduit de l’anglais par Violaine Bideaux-Petit.
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