15 décembre 2010
Accouchement à domicile : l’Etat doit adopter un cadre légal et institutionnel le rendant possible
par Nicolas Hervieu
Une femme enceinte a souhaité accoucher à son domicile. Toutefois, en Hongrie, aucune législation spécifique et en vigueur au moment des faits n’organise cette possibilité. Surtout, des sanctions sont prévues par un règlement (« Government Decree ») contre les professionnels de santé qui prêteraient leur assistance à un accouchement dans ces conditions.
Saisie de cette intéressante affaire, la Cour européenne des droits de l’homme condamne la Hongrie pour violation du droit au respect de la vie privée (Art. 8). Cette solution, acquise à une majorité de six juges contre un, recèle de nombreux apports. Mais elle n’épuise pas toutes les questions entrevues lors de l’examen des trois points successivement tranchés par la juridiction strasbourgeoise.
Premièrement, la qualité de “victime” au sens de l’article 34 (requête individuelle) est rapidement reconnue à la requérante car, même si aucune mesure particulière ne fut adoptée à son encontre, “elle était enceinte au moment de l’introduction de la requête et souhaitait accoucher à domicile” (§ 21). Ainsi, elle pouvait se plaindre de l’existence même de la législation (au sens large) litigieuse. La Cour n’a donc pas été sensible au risque d’une conception trop large de la notion de “victime” pointé par le gouvernement défendeur qui voyait dans la démarche de la requérante une “actio popularis” (v. également l’opinion dissidente du juge Popović ; sur la qualité de “victime“, v. not. Cour EDH, 2e Sect. 27 juillet 2010, Aksu c. Turquie, Req. n° 4149/04 et 41029/04 - ADL du 28 juillet 2010 ; Cour EDH, Dec. 3e Sect. 14 septembre 2010, Alois Farcaş c. Roumanie, Req. n° 32596/04 - ADL du 4 octobre 2010 (2). Voir catégorie “article 34″).
Deuxièmement, afin d’admettre l’existence d’une ingérence au sein du droit garanti à l’article 8, la Cour poursuit sa démarche d’enrichissement du concept de “vie privée“. Toujours sous les auspices de “la notion d’autonomie personnelle“ (Cour EDH, G.C. 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, Req. n°2346/02 , § 61) et après avoir rappelé que relevaient de ce droit au respect de la vie privée les “décisions de devenir ou de ne pas devenir parent“ (Cour EDH, G.C. 10 avril 2007, Evans c. Royaume-Uni, Req. n° 6339/05, § 71), la Cour affirme désormais que ce “droit relatif à la décision de devenir parent inclut le droit de choisir les circonstances dans lesquelles on devient parent” et que “les circonstances de l’accouchement constituent incontestablement l’une des fractions de la vie privée” (« the right concerning the decision to become a parent includes the right of choosing the circumstances of becoming a parent. […] the circumstances of giving birth incontestably form part of one’s private life for the purposes of this provision » - § 22). En conséquence, et puisque “le choix d’accoucher à domicile implique normalement la participation de professionnels de santé“, la législation litigieuse qui dissuade ces derniers de fournir leur assistance constitue une ingérence au sein du droit au respect de la vie privée (§ 22). Dans le second temps de son raisonnement, la Cour aborde un point central : le lien entre le droit de choisir d’accoucher à domicile et l’assistance de professionnels de santé. Ceci apparaît également dans l’ultime étape du contrôle européen.
Troisièmement, en effet, la Cour estime que l’ingérence ainsi identifiée ne répond pas aux exigences prévues au paragraphe second de l’article 8. Plus précisément, la violation est constatée dès le premier critère de conventionalité de l’ingérence - “prévue par la loi” (§ 23) - et ce, sans que ne soient abordés les deux autres critères - la légitimité du but poursuivi par l’ingérence et sa nécessité dans une société démocratique. Les juges strasbourgeois commencent par rappeler que “lorsque les choix relatifs à l’exercice d’un droit au respect de la vie privée s’effectuent dans un domaine règlementé par le droit, l’Etat doit fournir une protection juridique adéquate à ce droit en adoptant un cadre règlementaire, notamment en s’assurant que ladite législation est accessible et prévisible, permettant ainsi aux individus d’ajuster leur comportement en conséquence” (§ 24). Or, “dans le contexte de l’accouchement à domicile, considéré comme relevant d’un choix personnel de la mère, ceci implique que la mère ait droit à un environnement juridique et institutionnel qui favorise son choix, sauf si le respect d‘autres droits rend nécessaire une limitation de ce dernier” (§ 24 - « In the context of home birth, regarded as a matter of personal choice of the mother, this implies that the mother is entitled to a legal and institutional environment that enables her choice, except where other rights render necessary the restriction thereof. »). Dès lors, “le droit de choisir en matière d’accouchement inclut la certitude qu’un tel choix soit légal et qu’il n’emportera pas de sanctions, directes ou indirectes“ (§ 24). Or, aux yeux de la Cour, le droit hongrois ne répond pas à ces exigences car il comporte des contradictions (une loi reconnaît le droit “du patient à l’autodétermination dans le contexte des traitements médicaux” alors que la réglementation litigieuse prévoit des sanctions de professionnels de santé au sujet des accouchements à domicile - § 26) et n’encadre pas “l’assistance des accouchements à domicile” (§ 26 - v. cependant une législation de 2009, non encore entrée en vigueur - § 10). “La question de l’assistance des professionnels de santé lors d’accouchement à domicile est [donc] entourée d’une incertitude juridique propice à l’arbitraire“, situation qui affecte le libre choix des futures mères (§ 26). Partant, l’ingérence litigieuse n’est pas suffisamment prévisible au regard de “la loi” et la Hongrie a donc violé le droit au respect de la vie privée (§ 27).
Le raisonnement mené ici par la Cour n’est pas sans susciter quelques questions. Tout d’abord, et comme évoqué plus haut, il semble qu’ait été déduit d’une liberté - celle d’accoucher à son domicile - une obligation étatique d’action - prévoir une législation suffisamment prévisible pour exercer cette liberté. Cette corrélation peut sembler, de prime abord, assez paradoxale. Mais elle est éclairée par l’opinion concurrente des juges Sajó et Tulkens. Par une analyse remarquable, ceux-ci soulignent qu’au regard du système social actuel et en particulier dans le contexte médical, même l’exercice d’une liberté et d’un choix personnel nécessite une action de l’Etat. En effet, ce droit au choix ne peut pas être effectif s’il est réalisé dans un environnement juridique source d’incertitude. Si l’on peut souscrire à cette analyse, riche de virtualités multiples, force est de constater qu’elle laisse en suspens une importante question. En effet, en demeurant sur le seul terrain de la prévisibilité de la loi, la Cour n’a pas pu indiquer clairement si la liberté d’accoucher à son domicile créait à la charge des Etats, en plus d’une obligation de réglementation juridique, une obligation positive de fournir l’assistance médicale nécessaire à un accouchement dans ces conditions. Le fait qu’il pèse sur les Etats parties une obligation de protection de la vie et de l’intégrité physique (Art. 2 et 3 - v. par exemple : Cour EDH, 2e Sect. 14 septembre 2010, Dink c. Turquie, Req. n° 2668/07 - ADL du 19 septembre 2010 et catégorie “obligation positive“) plaide en faveur de cette position. Mais si tous les ferments d’une telle idée sont présents dans l’arrêt d’espèce, la Cour semble s’en garder et même les juges Sajó et Tulkens refusent d’y voir “une libéralisation de l’accouchement à domicile” en tant que tel. Outre bien sûr la charge financière que devraient alors supporter les Etats, cette réticence est sans doute liée à une donnée dont la Cour affirme être consciente : “est débattue dans le milieu médical [la question de savoir] si, d’un point de vue statistique, l’accouchement à domicile comporte des risques significativement plus élevés que la naissance à l’hôpital” (§ 24 - v. le guide pratique de l’Organisation Mondiale de la Santé - point 2.4 cité § 11). En conséquence, et comme tendent à le suggérer les juges Sajó et Tulkens, “la charge née du droit de la mère de choisir [d’accoucher à domicile]” doit être limitée et contrebalancée par l’état des “connaissances médicales, la santé de la mère et de son enfant [et] la structure des services de santé publique“.
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